Charles Gardou est anthropologue, professeur à l’Université Lumière Lyon 2 et chargé d’enseignement à l’Institut de Sciences Politiques de Paris. Spécialiste des problématiques liées aux fragilités humaines et aux situations de handicap, il a récemment publié La société inclusive, parlons-en ! (érès, 2013) et Handicap, une encyclopédie des savoirs (érès, 2014)


Qu’est-ce que le rapport au handicap dit d’une société ?

C’est un marqueur de son évolution. À se pencher sur l’histoire de la pensée dans le domaine du handicap, on mesure combien elle est marquée par des attitudes, discours et pratiques compassionnels et cari- tatifs. Or, le titre de la loi du 11 février 2005 utilise clairement le terme de droit, qui invite à se départir d’une sorte d’asymétrie, justifiée et entretenue par une pré- tendue souveraineté de ceux qui se disent « normaux ». Cette expression de la fragilité et de la diversité humaine qu’est le handicap vient bousculer les normes, toujours culturellement construites et donc susceptibles d’évolution. La vision de notre patrimoine humain et social s’en trouve par ailleurs interrogée : les structures de petite enfance, l’école, la ville, les transports, la communication ou les lieux d’art ou de culture sont des biens com- muns, non des biens privatifs. Chacun en est héritier. Il n’y a pas de carte de membre à acquérir, ni droit d’entrée à acquitter. Ni débiteurs, ni créanciers.

On ne parle plus d’intégration mais d’inclusion. Quelle différence ?

L’objectif de l’intégration est de faire entrer dans un ensemble, d’incorporer à lui. Un élément extérieur, mis dedans, est appelé à s’ajuster à un système préexistant, à se nor- maliser, s’adapter ou se réadapter. Je n’utilise plus ce terme mais pas davantage celui d’inclusion, qui sous-tend la même idée d’extériorité. Plus : celle d’enfermement et de clôture. Je préfère décliner l’adjectif inclusif, directement opposé à exclusif, pour parler d’éducation inclusive, de loisirs inclusifs ou de culture inclusive. En bref, une société inclusive est celle qui remet en cause toutes les formes d’exclusivités. Elle tourne le dos à toute forme de captation, qui accroît le nombre de personnes empêchées de bénéficier, sur la base d’une égalité avec les autres, des moyens d’apprendre, de communiquer, de se cultiver, de travailler, de créer et de faire œuvre. Chacune des parts qui composent la mosaïque de notre société appartient à tous. Aussi lorsqu’une personne à mobilité réduite, par exemple, ne peut accéder à un cinéma, on est en présence d’une exclusivité qui génère de fait une exclusion. Mais chacun n’étant pas doté des mêmes possibilités de comprendre, de parler, d’entendre, de voir, de se déplacer, il est nécessaire d’accommoder, d’accessibiliser la maison commune en postulant que chacun, par sa naissance même, est dedans.

La loi de 2005 [[ Loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées]]. a-t-elle permis des évolutions ?

De la loi d’orientation de 1975, portée par Simone Veil, à celle de 2005, les évolutions sont indéniables, notamment au travers des concepts de droit, d’égalité, de participation, de citoyenneté. Il faut ajouter les mesures de compensation, de compléments de ressources, de reconnaissance de la déficience psychique, d’accessibilité et d’inscription à l’école comme droit pour tout enfant. Cela étant, la loi en vigueur, dont nous allons fêter le 10e anniversaire, n’est qu’une étape sur le chemin qui nous conduira à la suppression de ce type de loi particulariste. De plus, je regrette tout particulièrement qu’une obligation formative applicable à toute profession n’y soit pas inscrite. La formation, initiale et continue, constitue l’outil de cohérence d’une politique d’adaptation de la société, la pierre angulaire d’une culture inclusive. Elle catalyse, donne un élan novateur et modifie en profondeur les cultures professionnelles, frappées du sceau de la diversité des besoins et des projets.

Comment concevoir une société vraiment inclusive ?

Nous vivons un temps particuliè- rement ambigu: il prône l’égalité mais hiérarchise implicitement les vies, jaugeant leur rentabilité ; il affirme respecter la fragilité et en même temps la marginalise, se perdant dans des idéaux de puissance ; il se veut indépendant d’esprit mais s’assujettit à des normes souveraines, mises en scène à grand bruit ; il développe une pensée du divers et de l’universel mais s’égare dans les particularismes et les communautarismes ; on y parle volontiers d’accompagnement humain et de société inclusive tandis que les plus vulnérables, dont les personnes en situation de handicap, continuent à vivre avec un sentiment de délaissement. Une société inclusive appelle à une prise de conscience vive de ces ambiguïtés, pour tenter d’y remédier. Il s’agit, plus généralement, de remettre en cause la hiérarchisation des vies, car il n’y a ni vie minuscule ni vie majuscule.