La spécificité du service public
Le statut général fondateur des fonctionnaires (SGF) de la loi du 19 octobre 1946 était porteur de l’idée qui émanait du programme du Conseil National de la Résistance (CNR) selon laquelle l’intérêt général devant l’emporter sur les intérêts particuliers, les serviteurs de cet intérêt général devaient disposer de garanties les protégeant des pressions économiques, des injonctions politiques partisanes, de l’arbitraire hiérarchique, conditions nécessaires d’une administration intègre, neutre et efficace. C’est pourquoi on s’étonnera peut être aujourd’hui de devoir rappeler que c’est dans le SGF (art. 32) que l’on trouve pour la première fois une définition du « minimum vital » (ancêtre du SMIC) et que celui-ci était utilisé dans le même article pour fixer à 120% de ce minimum la limite inférieure des traitements dans la fonction publique de l’État. C’est dire en quelle estime étaient tenus les fonctionnaires par les autorités issues de la Libération.
C’est dans le même esprit que leur furent accordées d’autres garanties en matière d’emploi, de protection sociale et de retraite. Ainsi l’article 140 du SGF d’alors prévoit qu’un décret soumis à ratification du Parlement avant la fin de l’année 1946 devrait procéder à l’organisation d’institutions sociales dans les administrations ou services publics et à « la fixation des règles applicables aux fonctionnaires en matière de sécurité sociale, en ce qui concerne notamment les risques maladie, maternité, invalidité, décès ». Il était également précisé que des lois ultérieures réformeraient la situation existante en « prévoyant notamment qu’en aucun cas le montant de la pension d’ancienneté ne peut être inférieure au minimum vital et garantissant les droits des femmes fonctionnaires ». Question de pleine actualité en 2020[1]. Ces dispositions firent effectivement l’objet de lois au cours des deux années suivantes. Furent aussi consacrés des régimes spéciaux au nom de l’intérêt général et de la spécificité des fonctions et activités exercées par les personnels des administrations et des services publics dont les personnels furent couverts non par des contrats mais par des statuts, les uns législatifs (fonctionnaires) les autres réglementaires (entreprises publiques).
Ce n’est toutefois pas dans le cadre du SGF qu’ont été mises en place les dispositions correspondantes en matière de retraites des fonctionnaires, mais par le Code des pensions civiles et militaires créé en 1951. La pension y est conçue non comme une récompense, mais en raison des services rendus par le fonctionnaire jusqu’à la cessation de ses fonctions, calculée en prenant en compte le niveau, la nature et la durée de celles-ci, afin de lui garantir, après la situation d’activité, des conditions de vie dignes eu égard aux services rendus pour le bien commun. Le financement de la retraite relevait du budget de l’État et la pension ne devait pas tarder à être considérée par la juridiction administrative comme le prolongement du traitement d’activité, ayant la nature d’un salaire. Le régime spécial de l’Institution de régime complémentaire des agents non titulaires de l’État et des collectivités publiques (IRCANTEC) sera créé en 1970. Dès 1945, les agents des collectivités territoriales et les personnels hospitaliers avaient été affiliés à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), tandis que le régime de retraite des ouvriers de l’État datant de 1928 était réformé en 1964.
Un régime transparent
Outre la légitimation de la spécificité du régime de retraite des fonctionnaires (comme corollaire de celle du SGF) par la loi, l’importance des effectifs des salariés concernés au sein de la population active et retraitée, l’ampleur du dispositif juridique, la qualité du modèle de solidarité par la répartition retenu tient à sa transparence qui en fait une dimension de la démocratie. La construction originelle a été maintes fois modifiée, ce qui rend l’exposé complet difficile, mais si avant d’évoquer les principales réformes intervenues dans le régime des retraites depuis la deuxième guerre mondiale on s’en tient aux caractéristiques principales on peut le résumer ainsi. Un jeune fonctionnaire intégrant la fonction publique vers l’âge de 20 ans va se voir appliquer le statut particulier du corps pour lequel il a concouru et il sera classé à l’indice de début de la grille indiciaire de ce corps. Connaissant la valeur du pont d’indice (pratiquement bloquée depuis 2010), il pourra donc calculer sa rémunération à tous les niveaux jusqu’à l’indice terminal de sa carrière.
Ainsi, jusqu’au début des années 2000, il peut à tout moment – toute chose égale par ailleurs – calculer le montant de sa retraite : dans la limite de 37 annuités et demie de services, et à raison de 2% du traitement (le plus élevé) des six derniers mos par annuité, sa retraite s’élève ainsi à 75% de ce traitement de fin de carrière. C’est simple, transparent et … rassurant. On ajoute que les primes ne sont pas prises en compte dans ce calcul et que le fonctionnaire a cotisé pour la retraite à hauteur de quelque 6% (à l’origine) de son traitement pendant toute sa carrière. Mais cette présentation, pour être aisément compréhensible, n’est cependant qu’approximative étant donné de nombreuses dérogations ou modifications des paramètres intervenues au fil du temps. Il reste que la possibilité statutaire d’effectuer une carrière complète excédant le plus souvent les 37 ans ½ et la prise en compte comme assiette le traitement le plus élevé pouvait constituer une référence forte pour les salariés du secteur privé. Certes, ils ne pouvaient se référer à leur dernier salaire qui n’était pas toujours le plis élevé et le caractère plus aléatoire de leur vie professionnelle ne pouvait être utilement invoqué, mais les caractéristiques d’une assiette favorable s’imposaient par référence au régime des fonctionnaires : les meilleures années rémunérées sur une période significative aussi courte que possible, dix ans plutôt que vingt-cinq ans et, a fortiori l’ensemble de la vie professionnelle comme prévu dans le régime de retraite par points.
On rappellera aussi que les fonctionnaires sont classés en deux catégories : les « sédentaires » et les « actifs », ces derniers (policiers, pénitentiaires, certains personnels de santé, contrôleurs aériens) pouvant bénéficier de conditions de départ à la retraite aménagées en raison de la pénibilité de leurs activités, jusqu’à 52 ans pour l’âge minimum, par exemple. Cette distinction catégorielle est remise en cause par le projet gouvernemental.
Des régressions répétitives
Ce modèle a été contesté par les libéraux pour qui les formes statutaires ou les systèmes réglementés sont en contradiction avec les axiomes de l’économie libérale, surtout dans une phase néolibérale dont la dérégulation est le principe. Il l’est également par une idéologie réformiste qui ne conteste pas le capitalisme dans ses fondements mais privilégie la justice distributive qui banalise la distinction public-privé. Ces deux lignes idéologiques s’expriment dans les champs politiques, syndicaux et associatifs. On les retrouve dans des démarches successives ou conjointes concernant le SGF comme les régimes de retraites.
S’agissant des régimes des retraites en général et celui des fonctionnaires en particulier, la remise en cause a été engagée à l’initiative de Michel Rocard, premier ministre, qui publie en 1991 un Livre blanc posant le problème d’une réforme d’ensemble du système de retraite. La démarche est ensuite poursuivie avec un rapport sur le sujet du commissaire général du Plan Jean-Michel Charpin. En 1993, le gouvernement Balladur engage à son tour une réforme des retraites du secteur privé : pour le calcul de la retraite sont prises en compte les vingt-cinq meilleures années au lieu des dix meilleures, augmentation de la durée de cotisations, l’indexation se fera désormais sur les prix et non plus sur les salaires. Nouvelles régressions sous le gouvernement Raffarin et Fillon. Au bout du compte s’agissant des fonctionnaires, dans la majorité des cas, le nombre d’annuités nécessaires pour obtenir une retraite complète est porté de 37 ½ à 40 puis 42 ans, l’âge minimum pour en bénéficier de 60 à 62 ans dans la perspective de 63 ans avec la loi Touraine au cours du quinquennat Hollande, l’évolution du montant des pensions est déconnectée de l’évolution des mesures indiciaires bénéficiant le cas échéant aux fonctionnaires en activité.
Un changement qualitatif
La réforme Macron est d’une autre nature. Elle poursuit certes une régression sur les paramètres avec notamment l’introduction de la notion d’âge-pivot (puis d’équilibre) assorti de bonus ou de malus visant à allonger la durée de la vie au travail, mais elle opère surtout une profonde transformation qualitative avec la substitution d’ un système « universel » de retraites à points au système actuel paramétrique (quand bien même ce serait dans une démarche régressive comme celles développées depuis 1991) défini clairement par la loi et le décret, notamment en ce qui concerne le système de retraite des fonctionnaires. La réforme prétend enfermer le raisonnement dans un quantum des dépenses de retraite de 14 % du PIB voire moins, raisonnement totalement irrationnel dans une perspective de croissance démographique et de valeur créée par travailleur. Le gouvernement soutient aussi qu’elle va réduire les inégalités, elle va au contraire les aggraver comme le montrent les études sur ce point[2]. Il est regrettable qu’il ait fallu ce projet de réforme pour que les pouvoirs publics admettent la réalité du déclassement des enseignants, des personnels de santé et de recherche. C’est en réalité une régression qui tire vers le bas les salariés du public comme du privé ainsi que l’avait effectué la réforme du code du travail en faisant du contrat individuel de droit privé négocié de gré à gré la référence sociale majeure contre les statuts, prolongé par la suppression du statut des cheminots, puis par la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019.
Le projet de loi fait apparemment jouer le rôle central au conseil d’administration d’une Caisse nationale de retraite universelle, mais sous la contrainte des projections financières du système et sous la surveillance du gouvernement. Si celui-ci laisse dire qu’il a retiré du projet la notion d’âge-pivot par référence au système actuel, il impose un âge d’équilibre qui a la même vocation : prolonger la vie au travail pour obtenir une retraite complète alors qu’un tiers des salariés seulement sont encore au travail entre 60 et 64 ans. Dans ces conditions l’âge légal minimum devient virtuel. Autour de l’âge d’équilibre minorations et majorations seront fixes par le conseil d’administration de la Caisse nationale et, à défaut par décret. La valeur du point sera également déterminée par ce conseil d’administration compte tenu des projection financières du système. S’il est prévu que la valeur du point ne pourra pas baisser, les valeurs du point d’acquisition et de service seront fixées par défaut en tenant compte de l’évolution du revenu moyen par tête. Toutefois, à titre transitoire des modalités seront prévues notamment pour ne pas nuire à l’équilibre financier. La catégorie active qui permettait des départs anticipés pour certaines catégories de fonctionnaires est supprimée et remplacée par une appréciation individuelle de la pénibilité dans des conditions restrictives. Il s’agit donc d’un système d’une extrême complexité qui n’est pas encore abouti dans l’attente, en premier lieu, des résultats de la conférence sur le financement attendus pour la fin mars. On est très loin de la totale lisibilité du régime de retraite des fonctionnaires exposé précédemment.
Les fonctionnaires ciblés
Les fonctionnaires seront les grands perdants de la réforme car leur SGF (même dénaturé par la récente loi) et leur régime spécifique de retraite constituent une référence sociale insupportable pour le néolibéralisme[3]. Avec la réforme, ils perdent toute visibilité sur le montant et la date de leur retraite. Ils ne peuvent faire confiance aux autorités politiques qui ont bloqué la valeur du pont d’indice déterminant leur rémunération (pourquoi ne procèderaient-elles pas de même avec les points de retraite ?). La prise en compte incertaine de rémunérations antérieures à l’entrée dans la fonction publique, comme celles des débuts de carrière et des primes (lesquelles ont souvent été des expédients pour refuser des revalorisations indiciaires), quelques bonifications familiales, ne garantissent en rien la compensation des pertes occasionnées par le nouveau système, ni une correction des inégalités existantes alors qu’il serait possible de le faire avec le système existant par la voie réglementaire et avec les moyens financiers nécessaires, en ce qui concerne notamment les catégories de fonctionnaires sous-classées évoquées précédemment (enseignants, hospitaliers, chercheurs). Plus généralement apparaît la nécessité qu’il y aurait à revoir l’ensemble des grilles indiciaires pour tenir compte de l’élévation d’ensemble des qualifications Les conséquences de la réforme seront aggravées pour les femmes, déjà très discriminées (carrières discontinues, temps partiel, prise en compte insuffisante des maternités, déclassements professionnels, etc.), très majoritaires dans la fonction publique, en particulier dans la catégorie C.
Si chaque citoyen et chaque citoyenne peut développer sa réflexion sur l’analyse de la situation et les remèdes à lui apporter, seules les organisations syndicales sont légitimes à porter des revendications tenant compte à la fois des objectifs poursuivis et des moyens qui peuvent être mis en œuvre. Ainsi, dans une déclaration commune les organisations syndicales de la fonction publique CGT, Fédération autonome, Force Ouvrière, FSU, Solidaires ont mis en avant les revendications suivantes : augmentation des retraites dans les cadres existants : code des pensions et de la CNRACL ; retraite à 60 ans et maintien de la catégorie active ; revalorisation salariale du pont d’indice et augmentation uniforme de points d’indice ; création d’emplois statutaires et plan de titularisation des contractuels ; défense des missions publiques et abandon des externalisations et des privatisations ; renforcement du statut et abrogation de la loi du 6 août 2019.
Sur la portée du dialogue social
Les conditions dans lesquelles cette réforme a été engagée pourraient préjugent celles qui présideraient à sa gestion : des concertations formelles mais pas de véritables négociations avec des syndicats méprisés, pas d’évaluation rigoureuse des financements, pas d’étude d’impact sérieuse (comme ce fut également le cas pour la loi de transformation de la fonction publique). Si la responsabilité propre du président de la République est assumée et est présentée comme une preuve de sa détermination, il est surtout l’instrument complaisant d‘instances internationales (Banque mondiale, Organisation de coopération et de développement économiques OCDE, Union européenne) prônant ensemble la réduction de la dépense publique et l’alignement du public sur le privé par tous les moyens, dont la compression des retraites, la suppression des systèmes prédéfinis comme celui des fonctionnaires. Dès lors, la voie est ouverte au remplacement de la répartition par la capitalisation, au bénéfice des compagnies d’assurances complémentaires et des fonds de pension américains. Quelle portée peut alors avoir le dialogue social dans de telles conditions ?
Les promoteurs du projet entendent le circonscrire aux contraintes financières : part du PIB intangible consacrée aux retraites, résorption d’un déficit (contesté) à moyen terme, âge pivot, valeurs des points, etc. Ils usent d’un argument qui se voudrait décisif mais qui ne fait que souligner la nécessité d’améliorer le système : dans l’après guerre il y avait trois actifs pour un retraité et il n’y en aurait plus que 1,7 aujourd’hui. Des raisonnements étriqués de même nature sont tenus pour les politiques sociales concernant les protections relatives à la maladie ou au chômage. Dès lors, il faut élargir la réflexion et le raisonnement en se dégageant de contraintes artificiellement imposées et commencer en posant une question simple : l’argent existe-t-il aujourd’hui en France pour assurer la satisfaction des besoins fondamentaux ? Question qui se dédouble elle même : les richesses créées sont elles suffisantes et sont-elles justement réparties ?
Sur le premier point on peut affirmer que dans notre pays la richesse créée par habitant est la plus élevée jamais atteinte (PIB en francs/euros constants divisé par le nombre d’habitants), chaque habitant est 20% à 30 % potentiellement plus riche en 2019 qu’il y a 20 ou 30 ans selon la date de référence. Comment se fait-il alors qu’aujourd’hui il soit plus difficile de vivre dignement, que les protections sociales soient plus difficiles à couvrir qu’hier ? La réponse est dans le second point : la répartition des richesses. Le « tournant libéral » du printemps 19 83 qui a marqué en France le début du cycle néolibéral a été suivi d’une forte diminution de la part des rémunérations salariales dans la valeur ajourée : 5 à 8 points selon les ensembles d’entreprises considérés[4]. Ce décrochage des salaires n’a pas été résorbé au cours des quinze années suivantes et on doute qu’il le soit aujourd’hui vu la croissance des profits annoncés au cours des dernières années. En conclusion, il y a de l’argent, mais sa répartition profite au capital et non au travail. On peut douter que la conférence de financement annoncée par le premier ministre sur proposition de la CFDT s’intéresse à cette question de fond et actualise notre connaissance sur le partage des richesses produites par les Français. Qui a peur des chiffres ?
Le blog d’Anicet le Pors : https://anicetlepors.blog/
[1]
G. Aschieri et A. Le Pors, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, 2015.
[2]
Voir notamment : T. Amossé, sociologue administrateur de l’INSEE et J. Cayouette-Ramblière, sociologue à l’INED, « Les fonctionnaires sacrifiés sur l’autel du système universel de retraite », Libération, 14 janvier 2020.
[3] A. Le Pors, « Les fonctionnaires, voilà l’ennemi », Le Monde diplomatique, avril 2018.