Vous republiez Comprendre l’échec scolaire, quatorze ans après : quelle est l’actualité de cet ouvrage de recherche?

Les phénomènes qui posaient problème sont malheureusement toujours d’actualité, voire se sont accrus. La population française reste toujours aussi ancrée dans les classes populaires (jusqu’au collège, plus de la moitié des parents déclarés comme référents à l’éducation nationale occupent des emplois d’exécution). L’écart avec la culture savante, au programme de l’école, est toujours aussi grand. Si les conditions ne sont pas réunies pour que chacun se l’approprie dans la scolarité, il n’y a aucune raison de penser que ce sera le cas à l’extérieur. Pour que l’école se fasse à l’école, la situation s’est même dégradée avec la réduction du temps scolaire. La responsabilité de « l’échec » est toujours renvoyée aux élèves, aux familles ou aux enseignants à titre individuel. Alors que ce qui est en jeu, c’est l’invention de modalités pédagogiques qui permette à tous d’apprendre.

Vous décrivez les difficultés des élèves et leur construction : sont-elles spécifiques en éducation prioritaire?

Sur le plan des mécanismes de réflexion des élèves, absolument pas. La plupart des élèves n’ont pas de raison de deviner, en maternelle, que lorsque l’enseignant pose une question, il a déjà la réponse. Seule une minorité d’enfants est habituée aux questions rhétoriques. De même, quand les  consignes du maître sont formulées en termes d’activités manuelles (découper, coller, remplir des phrases à trous…), la plupart des élèves de cours moyen ou de collège n’imagine pas qu’il faut entendre une consigne tacite, d’activité intellectuelle qui doit se greffer sur la tâche manuelle (par  exemple, coller dans les colonnes d’un tableau consiste à trier par critères): ces malentendus sont très fréquents pour les élèves issus des classes populaires, en éducation prioritaire ou ailleurs. Leur socialisation familiale les invite à prendre ces consignes au pied de la lettre, et pas à suspecter sans cesse un objet pédagogique caché derrière chaque parole de l’adulte. Par contre, la concentration d’élèves ayant le même profil dans la classe est une condition de travail qui est inégalement prise en compte. Dans les établissements hétérogènes, les coopérations dans la classe sont susceptibles de tirer tout le monde vers le haut, à condition d’éviter une division sociale du travail, où les uns se cantonneraient à des tâches de bas niveau quand les autres seraient focalisés vers des activités plus exigeantes. En éducation prioritaire, la part d’élèves susceptibles d’apporter un autre éclairage sur les situations proposées en classe est plus réduite. Cela peut conduire certains enseignants à réduire les exigences, pour favoriser des réussites à court terme, mais sur la durée, ces aménagements risquent de construire des curriculums très inégaux: c’est à cela que poussent les décisions politiques et institutionnelles au nom de « l’adaptation » et de la différenciation entre les « basiques » et le reste du programme en option. En donnant à voir comment les malentendus se construisent dans les séances, ce livre invite à réfléchir à des alternatives.

Par rapport aux bouleversements actuels de la politique d’éducation prioritaire, quelles conséquences sont à anticiper?

La politique de Jean-Michel Blanquer procède en une grande externalisation de l’école au-delà des « basiques ». Il est à craindre que cela réduise considérablement l’horizon culturel que l’école fait fréquenter à tous. L’individualisation du traitement des difficultés scolaires amplifie le problème. Si des solutions ponctuelles et techniques existaient avec les RASED, fortement malmenés, l’externalisation et la médicalisation systématique de la difficulté scolaire amplifient les problèmes. On continue à faire croire que c’est avant tout un problème individuel alors qu’il s’agit d’inégalités sociales de réussite scolaire. Le livre invite au contraire à réorienter l’école sur le modèle de l’enfant qui n’a que l’éducation nationale pour s’approprier la culture savante. Et à ce que l’école se fasse à l’école.

Interview issue de la revue POUR n°231, avril 2021; à lire ici!