Comment analysez-vous la situation économique française et européenne dans cette difficile sortie de crise sanitaire ?
Nous sommes passés dans une phase économique nouvelle ; après une période qui s’apparentait à une gestion d’économie de guerre, avec son lot d’incertitudes et une navigation à vue, nous revenons à une situation plus classique, avec la fin des restrictions administratives mais aussi l’inconnue du variant delta. Le gouvernement a annoncé la fin du « quoi qu’il en coûte » avec notamment l’arrêt du financement du chômage partiel par l’État, mesure qui a été très efficace. La crise s’est caractérisée par une contraction quasi sans précédent du PIB mondial, puis actuellement par une reprise très forte, à tel point qu’on observe aujourd’hui des tensions suggérant une difficulté des entreprises à répondre à cette demande. À cela deux facteurs d’explication : des problèmes de recrutement, en dépit d’un chômage qui reste élevé (près de 8 % en France) et surtout des difficultés d’approvisionnement, en matières premières ou en matériaux. Les chaînes de production dans l’économie mondialisée fonctionnent en flux tendus, dans une logique optimisée du « juste à temps » ce qui les rend fragiles en cas de crise : les tarifs du fret, maritime ou aérien, ont explosé, renchérissant les prix de l’acier, du plastique, des métaux rares ou des composants électroniques, avec des conséquences par exemple dans l’industrie automobile. L’évolution de la nature de la crise nécessite également d’ajuster les politiques économiques en soutien à l’activité. C’est aussi sans doute le moment de réfléchir aux premiers bilans des mesures qui ont été mises en place depuis le printemps 2020. On le dit trop peu, mais les politiques économiques relèvent de choix dans l’incertain, on connaît très mal l’efficacité de telle ou telle mesure. D’où l’importance des pratiques d’évaluation, avant les décisions, mais aussi en bilan. L’urgence et la violence de la crise ont empêché de telles procédures. La sortie de l’économie de guerre nécessite aussi de mettre en place des mesures d’évaluation rigoureuses qui pourront seules assurer une utilisation efficace de l’argent public du plan de relance.
Quel regard portez-vous sur les plans de relance français, européen, voire américain ?
Les chiffres avancés peuvent paraître vertigineux : le plan Biden représente 2 800 milliards de dollars, soit 13 % du PIB pour les États-Unis. Remarquons que l’effort européen semble beaucoup moins ambitieux, avec 700 milliards d’euros dont la moitié est composée d’emprunts, même si la valeur symbolique est forte puisque pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne les États membres ont contracté une dette commune. Il y a aujourd’hui des débats entre économistes. Certains considèrent que le plan de relance européen est sous dimensionné au regard de la crise qui a touché une économie européenne à la situation macroéconomique fragile, caractérisée par une combinaison compliquée de faible inflation et de chômage élevé. Inversement, certains craignent un retour de l’inflation outre-Atlantique. Au-delà du niveau du plan de relance, on peut aussi s’interroger sur la répartition de ces dépenses. En France, les 100 milliards du plan de relance se répartissent en gros équitablement entre la transition écologique, la compétitivité et la cohésion des territoires. C’est un choix politique. Pour ma part, je pense que l’enjeu prioritaire est la transition écologique, puisqu’on connaît parfaitement aujourd’hui l’urgence et que, même si là aussi l’incertitude reste importante, il est certain que les montants d’investissement nécessaires à la transition seront massifs.
Quelles pistes vous semblent insuffisamment explorées ?
La crise sanitaire est naturellement l’aspect le plus spectaculaire et humainement douloureux de la période, avec les nombreux décès, mais la question de la transition écologique pose elle de redoutables questions à moyen et long termes. Le coût de cette indispensable évolution en profondeur de l’économie mondiale sera considérable. Or elle aura un impact beaucoup plus important sur les classes populaires pour lesquelles les dépenses énergétiques dévoreuses de CO2 constituent une part du budget proportionnellement beaucoup plus importante que pour les classes moyennes ou aisées. Qu’il s’agisse d’instaurer une fiscalité plus lourde sur le carbone, ou de promouvoir de nouvelles technologies aboutissant à la disparition des modes de production trop polluants, la facture sera gigantesque, avec des risques d’inégalités sociales encore accrues. Le mouvement des Gilets Jaunes, né d’une révolte contre la taxe sur les carburants, a été largement observé dans le monde: le président Biden exclut toute taxe similaire, l’Allemagne parie sur la pédagogie et la communication… La question sera pour tous les gouvernements de compenser les effets de la nécessaire transition écologique par des voies de redistribution efficaces et acceptées des populations.
Interview issue de la revue POUR n°234, septembre 2021; à lire ici!