L’école face au « choc » du tri social (POUR n°256)

« Une grave remise en cause de l’évolution profonde de notre système scolaire vers plus de démocratisation »

Philippe Meirieu est professeur honoraire en sciences de l’éducation, auteur de Qui veut encore des professeurs ? paru en 2023 au Seuil

Comment jugez-vous ce qui est en train de se passer aujourd’hui avec le « choc des savoirs » ?

Je suis choqué car ces mesures, prises au nom du « bon sens », sans aucune véritable concertation avec les organisations professionnelles ni réflexion sérieuse à partir des résultats de la recherche, remettent gravement en cause l’évolution profonde et sur le long terme de notre système scolaire vers plus de démocratisation… une évolution engagée après la Première Guerre mondiale, poursuivie par Jean Zay, incarnée par le plan Langevin-Wallon et que la Réforme Haby en 1975 avait tenté de poursuivre. Évolution stoppée brutalement par la remise en cause du « collège unique », une décision qui semble relever d’un caprice ministériel mais qui s’inscrit, en réalité, dans une logique politicienne que Xavier Pons nomme le « populisme éducatif ». On prétend « restaurer l’autorité » et « relever le niveau » en ne brandissant que la sanction, la sélection et l’exclusion. On se revendique de « l’obligation de résultat » pour s’exonérer de la véritable obligation de la République qui est « l’obligation de moyens ». On transforme les objectifs de l’école en préalables à la réussite scolaire de telle manière que seuls les élèves déjà bien préparés et parfaitement motivés puissent tirer leur épingle du jeu… Et tout cela sans passer par le Parlement. C’est un changement d’orientation radical qui s’effectue en dehors de toute procédure démocratique.

En quoi toutes les mesures du « choc des savoirs » qui apparaissent disparates forment un tout cohérent ?

D’abord parce qu’elles renvoient à une conception proprement réactionnaire de l’éducation : au lieu de parier, comme y invitaient les Lumières, sur l’éducabilité de toutes et tous et de mettre en œuvre tous les moyens pour cela, elles trient les élèves par la mise en place, dès la Sixième et avant même de leur avoir permis de découvrir les savoirs scolaires enseignés au collège, de groupes de niveau, dont on connaît le caractère enfermant et ségrégatif. Et ce processus d’assignation sera encore renforcé par le fait que les élèves les plus en difficulté risquent d’être privés d’une partie de leurs vacances et de certaines disciplines comme les arts plastiques, la musique ou l’histoire-géographie. Il y a aussi le nouveau statut du Diplôme national du Brevet qui conditionne désormais le passage en Seconde, le retour des redoublements qui risquent d’être massifs, la suppression des correctifs académiques aux examens, etc. Tout cela est en parfaite cohérence avec une vision traditionnelle de la droite et de l’extrême droite qui, au nom d’un pessimisme anthropologique radical, fait de la sanction et de la répression la seule manière de mettre au travail des humains « naturellement enclins à la flânerie », comme disait Taylor, l’inventeur de « l’organisation rationnelle du travail ». Plus question de travailler en amont et de développer toutes les formes de prévention ou d’accompagnement social des personnes les plus défavorisées : on ne les fait avancer qu’« à la baguette » ! Plus question de chercher comment améliorer les conditions de travail au quotidien de celles et ceux qui s’investissent auprès d’elles : ce n’est plus la priorité ! Il ne s’agit plus d’ennoblir les humains et de leur donner les moyens de mieux faire, il s’agit de les mettre au pas !

Au lieu de parier sur l’éducabilité de toutes et tous et de mettre en œuvre tous les moyens pour cela, les mesures du choc des savoirs trient les élèves.

En quoi est-ce un renoncement au service public d’éducation ?

Un véritable service public d’éducation devrait s’obliger à « donner plus et mieux à ceux qui ont moins ». Il doit être une institution adossée à des valeurs : l’émancipation de chacun et chacune et la solidarité entre toutes et tous. Or, voilà que nous basculons clairement dans une logique marchande avec des évaluations couperets qui vont encourager les comportements clientélistes des parents, avec une mise en concurrence prématurée des élèves qui va privilégier les « héritiers » et une course aux résultats quantifiables et comparables qui va faire oublier les finalités essentielles de l’École en termes de citoyenneté… Et puis, il y a aussi, là derrière, une conception préoccupante du métier d’enseignant : des manuels labellisés (cela n’était arrivé depuis Jules Ferry que sous le gouvernement de Vichy), des programmes avec des progressions imposées de manière très technocratique qui ravalent le professeur à un rang de simple exécutant… Et une vision particulièrement démagogique de ses aspirations : on lui redonne du pouvoir sur les redoublements alors qu’il est en quête d’une véritable autorité pédagogique et d’une reconnaissance salariale et sociale qui lui fait cruellement défaut. Cela ressemble vraiment à du mépris !

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